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Aujourd'hui est un jour comme tous les autres. A la nuance près que nous sommes entrés dans une période hivernale depuis quelques jours et que, bientôt, le blanc et la fraîcheur de la neige recouvriront le terrain derrière la maison et partout autour. Le bassin inachevé de papa Jean deviendra gelé comme tous les ans, et le saule pleureur juste à côté fera tomber ces dernières feuilles sur la glace fragile que papa et maman nous interdisent d'approcher. Tout près de notre jardin il y a un grand pré, que quelques chevaux viennent de temps en temps occuper, sous les grands et frêles peupliers qui l'entourent. C'est un terrain de jeu idéal, mais je ne peux hélas que trop rarement y pénétrer. L'endroit est dangereux, comme tout autour de la maison, vous comprenez. Je me contente donc de me divertir sur la terrasse, ne salissant ainsi que très peu mes petits pieds. Quand je décide de m'aventurer dans la boue grasse un peu plus loin, c'est en me faisant disputer que je rejoins ensuite le confort chaud de ma maison, car papa et maman n'aiment pas que je salisse le sol du rez-de-chaussée.

 

*

 

Je m'appelle Betty, j'ai 5 ans.

 

J'ai un frère aussi, Mickey. Allez savoir pourquoi maman et papa nous ont appelés ainsi, c'est comme ça. Maman c'est Christie et donc papa, c'est Jean. Avec Mickey nous avons été adoptés, presque aussitôt après notre naissance, et nous nous sommes très vite fait à cette vie en campagne. Je connais quelques voisins, mais je ne m'entends pas toujours bien avec eux, ça dépend des fois en fait. Papa et maman ne nous laissent jamais jouer devant la maison, car il y a la route et que, ça aussi, c'est très dangereux. D'après eux. Moi je ne sais pas trop encore ce que c'est, je m'y aventure jamais. Parfois avec mon frère on se chamaille durement, mais Christie est en général toujours là pour nous séparer et calmer l'atmosphère. Tout redevient paisible ensuite autour d'un bon verre de lait.

Dans la maison je me plais souvent à courir d'une pièce à l'autre, puis à monter tout doucement les escaliers, en faisant très attention de ne pas tomber bien sûr. J'aime particulièrement les chambres, à l'étage, même si parfois je ne peux pas y accéder. La moquette y est très moelleuse sous mes pieds et je me prends fréquemment à m'allonger de tout mon long dans un carré de soleil que laisse passer les Vélux. C'est dans ces instants-là que je pense à ma petite vie, à mon heureux quotidien et surtout à la chance que j'ai d'avoir atterri dans une famille telle que la mienne. Tant de petits n'ont pas cette chance... Certains sont maltraités par leurs parents, quelle horreur. Quel genre d’Être Humain peut faire subir de telles barbaries aux si petits êtres que nous sommes ? Cela m'écœure. Mickey et moi, nous avons énormément de chance. Nous sommes aimés et bénéficions des meilleurs soins possibles. Sans parler des repas toujours abondants, de lits douillets et bien évidemment de jouets de tous types. Non vraiment, je n'ai pas à me plaindre.

 

**

 

Nous sommes en début d'après-midi. Le voile grisâtre qui, jusque là, envahissait le ciel dans son immensité, commence à se retirer peu à peu pour laisser jaillir quelques éclaircies d'un soleil devenu rare en cette période de l'année. C'est donc naturellement avec allégresse et enchantement que je demande à maman si je peux sortir un peu dehors. Celle-ci accepte, à la condition de rester dans la partie du jardin derrière la maison.

Sans hésitation je me précipite alors dans l'herbe fraîche et humide puis sautille, bondis et me roule même sur le dos. Quelques soubresauts plus tard, je crois percevoir deux ou trois cris devant la maison. Serait-ce les voisins qui s'amusent devant chez moi ? Par cette humeur enjouée, j'aimerais tant me joindre à eux...

 

***

 

L'endroit est désert. Non, personne, vraiment personne. Les voisins ont dû repartir avant que je n'arrive, quand j'essayais d'escalader ce foutu muret qui me barrait la vue jusqu'alors. C'est étrange, je n'aurais jamais imaginé que c'était ainsi. La pelouse est aussi parfaite que derrière, puis il y a ce joli sapin sur la droite, et cet espace gravillonné devant le garage. Finalement, ce n'est pas si mal...

Dans un silence auquel je ne suis guère habituée dehors, je décide tout de même de découvrir ce lieu qu'il m'avait toujours été interdit de visiter. Si papa et maman savaient ! Inutile d'y penser...cela gâcherait ce plaisir intense à parcourir un terrain inconnu. Devant la maison, un long mur entrecoupé d'un grand portail en bois verni semble délimiter la surface de notre propriété. Qu'y a t-il derrière ? La curiosité se fait pressante et beaucoup trop forte. Jetant un coup d'œil sur le parvis et aux fenêtres de la maison, je me lance à l'assaut de cet immense portail qui me fait face et me domine.

Malgré la difficulté du défi, en quelques instants seulement je me retrouve de l'autre côté, où m'attend un spectacle comme je ne l'aurais jamais imaginé : des champs à perte de vue. Quelques arbres viennent ponctuer ça et là ce vaste paysage, comme autant de points sur l'horizon, mais je n'avais encore jamais rien vu de tel. A quelques mètres de moi s'allonge une étendue grise et plate à l'odeur peu accueillante. Tournant la tête à droite puis à gauche, il me vient à l'esprit que cela doit être ce que maman et papa appellent « la route ». Et si je ne me trompe peut-être pas sur le nom qu'on lui attribue, il me semble pourtant que celle-ci n'est pas si dangereuse qu'on me l'avait dit : elle est désespérément vide de toute âme. N'écoutant que ma soif d'apprendre sur ce nouvel univers qui s'offre à moi, je décide de traverser cette petite route et de partir à la découverte de l'autre côté du trottoir, où j'y aperçois un champ probablement abandonné mais très attirant.

 

****

 

Nous sommes en milieu d'après-midi, et alors que je m'amuse à remuer le sol qui m'entoure, d'épaisses gouttes de pluie percent le ciel redevenu sombre et assaillent le sol de millions de petits trous dans la terre. C'est à cet instant là, seule et désœuvrée au milieu du champ, que j'entends maman au loin qui m'appelle. Elle me cherche. Sans réfléchir aux dangers qui pourraient se présenter devant moi, je me précipite vers la maison afin de ne pas être punie si Christie s'aperçoit de ma courte évasion. Ne percevant plus que sa voix criant mon nom, je bondis et cours de toutes mes forces. Je suis immédiatement stoppée par un choc. Un choc si intense que je suis projetée à plusieurs mètres sur le sol, comprenant à peine que mon ossature se fragmente et se brise. Mon corps, devenu pantin, se retrouve à l'agonie sur le bord de la route. Estropié, mutilé. Je ne sens plus rien, si ce n'est l'eau de la pluie qui coule sur ma chair. Une toute dernière fois, dans un effort colossale, j'entrouvre mes yeux pour constater la présence de maman et de papa, à mes côtés. Les genoux sur le macadam mouillé, ils me regardent, veulent me toucher et me porter de leurs mains tremblantes, et je crois discerner dans leurs yeux quelques larmes. Maman semble hurler mais je n'entends aucun son, tandis que papa la prend dans ses bras, tous deux imbibés par une pluie qui ne cesse de tomber.

 

Aujourd'hui est un jour pas comme les autres. Les oiseaux ont cessé de chanter, le ciel est devenu noir et m'a emporté avec lui.

 

Je m'appelle Betty et je suis un petit chat. Toute ma vie fut vouée à l'amour de et pour mes maîtres.

 

La moquette des chambres ne connaîtra plus la chaleur de mon pelage. Mon bol dans la cuisine sera rangé au fond d'un placard et mes jouets resteront statiques. Mes petites pattes tigrées ne fouleront plus jamais le sol de ma tendre maison et il ne restera désormais dans ma mémoire, que les souvenirs des caresses chaleureuses sur mon dos bombé.

A Eux.

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